Mésusage et confusions dans l’emploi des statistiques sur les violences domestiques
Communiqué de presse de l’association Viol-Secours du 22 octobre 2021
Comme chaque année, l’Office fédéral de la statistique publie son rapport annuel des infractions enregistrées par la police concernant les violences domestiques (personnes lésées selon l’âge et le sexe). À partir de ces données, certains ont pu tirer la conclusion que 28% des victimes de violences conjugales sont des hommes. Ce constat nous a beaucoup étonnées, nous avons donc cherché à clarifier la manière dont il est possible d’arriver à de telles conclusions.
D’abord, il faut bien garder à l’esprit que la statistique rendue publique par l’OFS ne reflète que le travail de la police, en aucun cas elle ne fournit une information exhaustive sur les violences domestiques. Ces chiffres, déjà bien trop élevés, ne représentent donc qu’une infime partie des violences domestiques réellement subies en Suisse. De nombreuses situations demeurent non signalées par les personnes victimes et cela pour plusieurs raisons. Les victimes ont souvent de la peine à se reconnaître comme telles. Demander de l’aide représente parfois un coût élevé. Par exemple, si l’agresseur est le père des enfants, la victime risque de perdre une partie de ses moyens d’existence ou craint de porter préjudice à ses enfants de manière indirecte. De plus, elle peut considérer que la situation va s’améliorer (mythe de la lune de miel) et renoncer à agir pour le moment. Par ailleurs, une importante partie de la population associe davantage la police à une menace qu’à un vecteur de protection et de sécurité. La police et les institutions judiciaires entretiennent une longue histoire de perpétuation des oppressions, notamment envers les classes populaires, les personnes non-blanches, les personnes non cis et non-hétérosexuelles. Aller à la police c’est donc aussi prendre le risque de (re)vivre des violences graves (sexistes, racistes, classistes, transphobes, intersexophobes, homophobes, putophobes, etc…) en plus de la violence qui peut resurgir lors des récits des violences signalées ou contre lesquelles on dépose une plainte.
Une autre source de confusion peut venir de la définition des violences. En effet, parfois les notions de violences domestiques et de violences conjugales sont utilisées de manière interchangeable. Or, il s’agit de deux réalités distinctes. Les violences domestiques existent dès lors qu’une personne exerce ou menace d’exercer une violence physique, psychique ou sexuelle au sein d’une relation familiale, conjugale ou maritale en cours ou dissoute. Il peut donc s’agir de violences entre membres d’une même fratrie, entre un grand-parent et un petit-enfant, etc. Tandis que les violences conjugales s’exercent uniquement dans le cadre d’un couple vivant ensemble ou séparé. Il est donc incorrect et fallacieux d’utiliser les chiffres recueillis sur les violences domestiques pour parler de violences conjugales.
Par ailleurs, les statistiques sur les violences domestiques publiées par l’OFS incluent aussi les infractions pour diffamation et calomnie. C’est dans cette catégorie que les hommes sont le mieux représentés (environ 46% pour chacune). Or, il y a des raisons de penser que ces infractions peuvent constituer des stratégies de défense mobilisées par les auteurs d’agressions et de maltraitances. En effet, un des moyens de pression pour inciter les victimes à retirer leurs plaintes (pour des infractions de violence physique et sexuelle) est de déposer une « contre-plainte » pour diffamation ou calomnie. Ce phénomène a été constaté par plusieurs avocat-e-x-s depuis quelques années dans leur pratique. Faut-il encore souligner que le droit suisse est particulièrement efficient et conservateur en ce qui concerne la préservation de l’honneur (comme notion juridique) ? Ce qui rend ce moyen de pression particulièrement efficace.
Les enquêtes sur les violences peuvent donc dire des choses différentes en fonction de la source des données, du choix des personnes enquêtées, de leur représentativité, des outils utilisés pour enregistrer les faits et les déclarations (le questionnaire) et de la définition des violences adoptée (sexuelles, sexistes, domestiques, conjugales). Nous avons dans ce sens relevé un usage inadéquat des statistiques des violences domestiques (entre proches, ex et membres d’une famille) mobilisées comme s’il s’agissait de violences conjugales (dans le couple ou ex-couple). Or, la statistique est un outil précieux d’observation du monde social pour autant qu’il soit mobilisé de manière adéquate.
Grâce à cette publication de l’OFS, on peut avoir l’impression de disposer de chiffres sur les violences domestiques, mais, en vérité, ces données présentent de nombreuses limites, en plus d’être parfois exploitées de manière erronée, voire fallacieuse. Elles ne reflètent en effet pas la prévalence des violences et apportent une certaine confusion en abordant sur le même pied des infractions telles que le meurtre d’une part, la calomnie et la diffamation, d’autre part. Cette confusion peut nourrir un discours masculiniste – c’est-à-dire une démarche intellectuelle marquée par une volonté de produire un discours anti-féministe et réactionnaire – en faisant croire que les hommes sont victimes de violences conjugales ou domestiques avec la même intensité que les femmes.
De plus, lorsque les formes de violences sont définies de manière floue et qu’on ne tient pas compte de leur impact sur la vie des victimes (récurrence, blessures, sentiment d’être contrôlé-e-x-s, climat de peur au quotidien, angoisse, mort), il y a un risque de considérer toutes les violences comme équivalentes et d’induire une dynamique de symétrisation. Ce phénomène est d’autant plus délétère qu’il nie la spécificité des violences liées à un cadre social inégalitaire, et partant, permet dans une moindre mesure d’élaborer des remèdes et des actions de prévention efficaces.
C’est une des raisons du manque de reconnaissance souvent exprimé par les victimes. Ce phénomène est bien mis en évidence par l’enquête de gfs.bern, commandée par Amnesty international et publiée en 2019. Nous remarquons, hélas, que ce constat n’a pas trouvé son chemin jusqu’au Parlement fédéral, puisque la révision actuelle du Code pénal est très loin de prendre acte de la situation par son refus d’intégrer la notion de consentement dans les articles dédiés aux infractions de « Viol » et « Agression sexuelle », ce que nous regrettons. Notre pratique nous a montré que, bien souvent, ce que les victimes souhaitent ce n’est pas tant que leur agresseur reste de longues années en prison, mais plutôt une reconnaissance par la société et l’institution de la justice de leur souffrance et de la gravité du préjudice qu’elles ont subi.
L’existence des violences domestiques, conjugales, sexuelles et sexistes est désormais bien établie et différentes campagnes publiques cherchent à lutter contre ce fléau. Une véritable enquête de victimation permettrait d’offrir un complément nécessaire aux résultats des études récentes et de mieux combattre ce phénomène social, tout en fournissant des données claires pour le travail de terrain et de prévention.